
Par quatre jugements en date du 16 juillet 2019, le tribunal administratif de Montreuil est la première juridiction à s’être prononcée sur la mise en œuvre de la procédure d’abus de droit fiscal prévue à l’article L 64 du LPF, dans le cadre d’opérations d’échanges de titres assorties du versement d’une soulte. Des décisions qui illustrent la difficulté de la recherche des intentions du législateur pour démontrer une fraude à la loi.
Rappel des faits :
L’administration a reproché au fondateur d’une société familiale d’avoir, à l’occasion de l’apport des titres de cette société, réalisé conjointement par lui, son épouse (second mariage) et ses enfants, stipulé le versement d’une soulte par chacune des deux holdings bénéficiaires des apports. Elle a estimé que parce qu’elles n’étaient pas nécessaires à la réalisation des apports, ces soultes étaient de pure convenance et constituaient en réalité le moyen pour les apporteurs de s’approprier en franchise d’impôt une partie des fonds sociaux des sociétés nouvellement créées. S’en est suivi le rehaussement des bases d’imposition sur le fondement de l’abus de droit.
À l’époque des faits, en décembre 2010, les opérations d’échanges de titres de sociétés, assujetties à l’impôt sur les sociétés, bénéficiaient d’un sursis d’imposition, en vertu de l’art 150-0 B du GCI. Dans l’hypothèse où une soulte était stipulée dans l’acte d’apport, à condition que le montant de celle-ci n’excède pas 10% de la valeur nominale des titres reçus, elle bénéficiait également du régime de sursis d’imposition.
Dans le cas d’espèce, la soulte perçue par les apporteurs n’excédait pas 10% de la valeur nominale des titres reçus dans chacune des deux sociétés civiles bénéficiaires des apports.
La décision du Comité d’Abus de Droit Fiscal (CADF ): avis n°2016-20
Le comité rend un avis défavorable aux contribuables, en concluant que le versement des soultes ne s’inscrit pas dans le respect du but poursuivi par le législateur, à défaut de justifier que les sociétés bénéficiaires des apports avaient un intérêt économique au versement de cette soulte, à savoir qu’elles n’auraient pu effectivement bénéficier des apports sans ce versement.
Saisi à de nombreuses reprises dans le cadre de contrôles fiscaux relatifs aux opérations de restructurations accompagnées du versement d’une soulte, le CADF s’est prononcé systématiquement en faveur de la mise en œuvre de la procédure d’abus de droit. D’une manière générale, il considère que le versement de la soulte doit s’inscrire dans le respect du but poursuivi par le législateur, à savoir favoriser les restructurations d’entreprises en vue de faciliter leur développement.
Sur ce point, nous précisons que, par la suite, le législateur a exclu la soulte, d’un montant inférieur à 10% de la valeur nominale des titres reçus, du sursis et du report d’imposition dans la cadre de la loi de finances pour 2016 (n°2016-1918 du 25/12/2016). Les articles 150-0 B (sursis d’imposition) et 150-0 B ter (report d’imposition) du CGI prévoient ainsi, pour les opérations réalisées à compter du 01/01/2017, l’imposition immédiate de la plus-value d’apport à hauteur du montant de la soulte.
Enfin, l’échange de titres avec soulte bénéficiant du traitement fiscal des articles 150-0 B et 150-0 B Ter du CGI figure, depuis avril 2015, dans la liste des montages abusifs publiée par le Direction Générale des Finances publiques sur le portail internet du ministère de l’économie (impots.gouv.fr, carte des pratiques et montages abusifs). Ces fiches reprennent les schémas fiscaux que l’administration considère comme critiquables et pour lesquels elle se réserve en conséquence le droit de redresser en cas de contrôle.
La décision du TA de Montreuil :
TA de Montreuil 16-7-2019 N° 1706787, 1812220, 1811931, 1811897
Il ressort des faits que, dans un contexte de transmission et d’administration du groupe, il a été décidé par le fondateur une réorganisation de la détention des actions de la société en deux pôles : un pôle décisionnel constitué par le fondateur et ses enfants, détenant la quasi-totalité de la société (90%) au travers d’une société holding constituée par apport de leurs titres, et un pôle constitué par le fondateur et son épouse, au travers d’une autre société holding.
Le tribunal a retenu une qualification différenciée de la soulte selon la qualité des apporteurs.
Ainsi, le tribunal considère que la soulte versée en contrepartie des apports réalisés par les enfants, ne visait pas exclusivement à éluder l’impôt mais était nécessaire à l’opération de restructuration, en tant que mesure incitative à l’adhésion à la nouvelle organisation du groupe. En effet, afin de conserver le caractère familial du groupe, les apporteurs devaient accepter de renoncer à la liberté de négociation des titres dont ils jouissaient dans le cadre du schéma organisationnel initial. Dans ce cas, selon le tribunal, la soulte n’est pas constitutive d’un abus de droit.
À l’inverse, le tribunal considère que la soulte versée au fondateur du groupe n’était manifestement pas nécessaire à sa propre adhésion à l’opération de restructuration, dans la mesure où il en avait eu seul l’initiative. Ainsi, celui-ci voit sa soulte taxée dans la catégorie des revenus distribués, assortie de la pénalité de 80%.
Le tribunal de Montreuil a donc recherché l’utilité de la soulte en tant que mesure incitative à la réalisation des apports, pour déterminer si elle était constitutive d’une fraude à la loi par une application littérale de la loi fiscale contraire à l’intention du législateur et par la poursuite d’un but exclusivement fiscal.
Le problème est que ni la loi qui a créé le régime de sursis d’imposition automatique (CGI art 150-0 B), ni les travaux parlementaires (exposés des motifs de l‘article 94 de la loi de finances pour 2000 n°99-1172 du 30/12/1999) ne définissent la soulte et ne précisent ses conditions de validité.
Pour fonder sa décision, le tribunal a recherché l’intention du législateur dans les éléments relatifs à la limitation du montant d’une soulte (dispositions issus de l’art 32 de la loi n°2016—1918 du 29/12/2016) mais étranger à sa finalité et postérieurs à l’adoption du texte de l’art 94 de la loi de finances pour 2000. Ces objectifs seraient ainsi de faciliter les opérations de restructuration en évitant l’évasion fiscale.
Or le dispositif de sursis d’imposition en cause est issu de la modification d’un régime créé en 1991 (report optionnel) qui s’inscrivait dans le cadre de la transposition de la directive 90/434/CEE du 23/07/1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’Etats membres différents. Selon cette directive, également applicable aux opérations internes, l’échange d’actions, dispensé d’imposition, permettait que soit prévu le versement d’une soulte en espèces ne dépassant pas 10% de la valeur nominale des titres remis à l’échange, sans condition particulière.
Ainsi les inspirateurs de la directive 90/434 n’ont jamais voulu que le régime de faveur des soultes ne soit conditionné par des motivations économiques ou financières. De même, l’intention du législateur ayant conduit à la transposition en droit français des directives relatives aux apports en société ne contient aucun élément susceptible d’être exploité pour justifier l’abus de droit.
Les enseignements de cette jurisprudence :
Dans le cas présent, le tribunal n’a pas considéré la justification économique de l’opération d’apport dans son ensemble, mais le versement de la soulte pris isolément, qui devait être justifié pour faire échec à un abus de droit.
Or, l’opération d’apport avec soulte n’est pas l’addition d’un apport et d’une soulte, qui pourraient faire l’objet d’une analyse et d’une critique indépendante, mais une opération globale qui doit être appréhendée comme telle. Dès lors que cette opération résulte de la loi, elle ne devrait pas être constitutive d’un abus de droit, si elle respecte l’esprit du législateur.
Dans le cas d’espèce, ni la loi (art 94 de la loi de finances pour 2000 n°99-1172 du 30/12/1999), ni les travaux parlementaires qui ont conduit à l’adoption du régime du sursis d’imposition, ni ceux qui ont conduit à la transposition en droit français de la directive 90/434/CEE du 23/07/1990, ne contiennent d’éléments susceptibles d’être exploités pour justifier l’abus de droit.
L’apport avec soulte est un apport et la soulte n’en est qu’une modalité indissociable. Que le juge puisse s’affranchir de la nécessité de démontrer la contrariété de l’apport avec soulte avec l’intention du législateur est une grave erreur de droit que le Conseil d’Etat ne pourra que sanctionner.
Sauf à considérer que le juge de l’impôt partage désormais avec le parlement la compétence législative pour combler les interstices de la loi, le Conseil d’Etat ne pourra, en dernier ressort, que réformer la décision des juges d’appel s’ils devaient adopter les motifs des juges de première instance.
Ainsi, même si la jurisprudence du Conseil d’État devrait à terme restaurer la justice fiscale, ces décisions du tribunal de Montreuil illustrent la difficulté à rechercher l’intention du législateur. Elles peuvent faire craindre pour la sécurité juridique de l’ensemble des régimes de faveur qui ont pu être adoptés par le législateur sans conditions autres que celles figurant expressément dans les textes.